Une nappe de brouillard remonte du fond de la vallée avant de se disloquer dans l’air glacial. Partout ailleurs, là où le regard se pose, c’est le givre qui recouvre les parages d’un fin glaçage blanc. C’est un matin d’automne, presque un matin d’hiver. Un promeneur chanceux s’extirpe du fatras de la ville et quitte le sentier d’asphalte pour s’engouffrer dans le coteau boisé. Il y serpente entre les arbres et les chandelles tombées à terre. Sa déambulation semble aléatoire, pourtant il sait où il va.
Il va à la rencontre du Chamois.
Là première fois qu’il l’a rencontré ici, c’était de manière tout à fait fortuite. Il suivait le cri des geais et des merles qui chassaient une pauvre hulotte. Le nez dans les cimes, il avait presque failli marcher sur l’animal. Visiteur courtois et attentionné, il prend grand soin aujourd’hui de ne pas suivre la sente, mais de se déplacer quelques mètres en dessous, et de s’assurer ainsi de ne pas se placer au-dessus de l’animal. Si d’aventure ils se trouvaient tout deux sur la même courbe de niveau, le visiteur contournerait la position de l’animal par le bas. Et s’il s’avance sans bruit, ce n’est pas pour dissimuler sa présence mais pour que les bruits de ses propres mouvements couvrent le moins possible l’environnement sonore dans lequel il évolue. Il ne cherche pas à se cacher. Il sait que de toute façon, la chamois l’aura repéré bien avant lui. A la première rencontre, le visiteur s’était assis et était resté là quelques minutes. Le chamois, couché à son arrivée, avait fini par se lever et partir doucement, un peu plus haut, faisant mine de lui tourner le dos mais gardant un œil sur lui. Désormais, le chamois n’a plus à se déplacer et le promeneur ne fait plus que passer. Il lui parle un peu, le salue. Et à chaque rencontre se renouvelle cette sensation immémoriale, intemporelle, magique : celle qui émane de la rencontre entre notre espèce et une autre, de cette rencontre cordiale, sans enjeux, simplement pour le plaisir de se sentir évoluer dans un monde qui n’appartient pas qu’aux humains… Est-il partagé ce plaisir ? Il y a peu de chance. Pour l’instant, et dans ce cas de figure précis, il semble plutôt n’en avoir que faire et ne même plus interroger la présence interlope de ces bipèdes en ce lieu escarpé. Ce chamois en observe tous les jours, et combien d’entre eux sont passés à quelques mètres de lui sans le voir ?
Car la rencontre entre des promeneurs, même dans des endroits plutôt urbanisés comme le sont les collines bisontines, et le chamois Rupicapra rupicapra sont courantes désormais. Dans le massif jurassien, pour peu qu’il se déplace sur un site qui convienne à l’espèce et qu’il ait un peu d’attention et de sens de l’observation, le promeneur attentif a de grandes chances d’apercevoir son allure caractéristique de grosse chèvre rustique à l’arrière train musculeux, au pelage allant du brun roux dans la lumière du printemps au gris brun presque noir dans la forêt d’hiver, son masque sombre de bandit, qui le ferait passer pour un blaireau, ses deux cornes recourbées au-dessus des oreilles, ces yeux globuleux énormes, une étroite bande noire allant de l’arrière du cou à la petite queue courte… Impossible de confondre avec les autres ongulés de la région (cerf mais surtout chevreuil). Dans les Alpes, la différence de gabarit le rend automatiquement dissociable de son lointain cousin le bouquetin… En revanche, il est plus délicat de distinguer les mâles des femelles, bien que la différenciation ne soit pas impossible. Par leur silhouette d’abord : les boucs peuvent être jusqu’à 20 kilogrammes plus lourds que les chèvres, les crochets de leurs cornes sont plus fermés, leur cou plus large et ils arborent une crinière visible en pelage hivernale et durant le rut. Enfin, détail ultime, les mâles se distinguent des femelles par le pinceau pénien (faisceau de longs poils prolongeant le fourreau de la verge), mais qui peut être invisible chez les jeunes individus.
Pourtant, il a longtemps semblé au promeneur jurassien que le chamois ne fréquentait pas son territoire. Et longtemps il a eu raison. Pour le voir il fallait aller dans les Alpes (ou dans les Pyrénées pour son cousin l’isard) où il côtoie d’autres habitants des cimes, d’autres symboles de la vie dans les derniers espaces sauvages, vivant sans compromission, là où les humains ont échoué à tout chambouler. Car c’était évident, le chamois est un animal des montagnes. Et peut-on considérer le Jura comme un massif montagneux ? Pour beaucoup, le terme montagne renvoie à d’autres images : le Mont Blanc, les Grandes Jorasses, le Mont McKinley, l’Everest… Images d’Epinal d’une montagne ultime, radicale, une montagne de hautes altitudes, de sommets abruptes, d’exploits et de littérature. La montagne de Sir Hillary et de Tenzig Norgay, la montagne de Walter Bonatti, de Louis Lachenal… Une montagne dont la verticalité rend les rondeurs jurassiennes presque anodines. Pourtant, lorsque le promeneur jurassien devient voyageur, il ne peut que constater que son territoire répond à la définition de ce qu’est une chaine montagneuse et qu’il est bien plus qu’un balcon donnant sur les sommets alpins. Seulement, comme elles ont l’humilité de celles qui s’ignorent des qualités pourtant remarquables, le promeneur arpentait des montagnes depuis toujours sans s’en être jamais vraiment rendu compte.
Longtemps donc, le chamois était un animal d’ailleurs… Et puis on commença à en observer régulièrement dans la cluse de Mijoux. Le nez collé aux fenêtres, on s’étonnait de l’apparente tranquillité de cet animal réputé farouche. Ceux de Lauzière avait déguerpi très longtemps avant qu’on ait pu s’en approcher suffisamment pour tenter une observation aux jumelles, ceux des Ecrins étaient restés cachés. Que faisaient ces animaux si loin des neiges éternelles ? Les années passèrent et on en aperçu de plus en plus souvent, dans les forêts de pente, dans les prés et jusqu’au milieu de Besançon…
S’il est vrai que le Jura correspond à la définition de ce qu’est une chaîne montagneuse, il est en revanche inexacte de dire que le chamois est un animal de la haute montagne. Le Jura offre à cet animal les conditions parfaites à son existence. Ce dont le chamois à besoin, c’est d’une topographie qui satisfait ses exigences rupicoles. Autrement dit, il lui faut des pentes, assez raides et étalés sur un périmètre suffisant : c’est là qu’il est dans son élément. Car le chamois est un grimpeur, avec des sabots parfaitement équipés pour la varappe, un cœurs cent gammes plus gros que celui de l’humain et un nombre de globule rouge à faire pâlir Vinokourov : 3 fois plus que nous. Il est également doté de pattes arrière aux os plutôt longs et qui forment entre eux des angles très fermés et qui peuvent ainsi agir comme de véritables ressorts. Cet équipement lui permet des ascensions vertigineuses en quelques minutes. C’est là une raison de l’apparente tranquillité du Chamois quand il est dans la pente. La certitude de se savoir capable de se mettre hors de porter de ses prédateurs en quelques bonds. Les autres besoins élémentaires dont a besoin le chamois sont des forêts pour se mettre à l’abri et des pâturages pour se nourrir. Là encore, la zone en est très largement pourvue.
C’est donc finalement plutôt une évidence de trouver ce caprin dans nos forêts. Alors pourquoi sommes-nous toujours encore un peu surpris de l’observer. Une des raisons tient au simple fait que contrairement aux autres mammifères qui peuplent notre région, il est le seul véritablement diurne et qu'un grand nombre de chamois qui peuplent le massif jurassien ne se montrent guère farouches, contrairement à leur congénère des massifs alpins. Mais peut être que la plus importante des raisons, c’est que le chamois, s’il n’a vraisemblablement jamais totalement disparu de la montagne jurassienne, n’y a survécu que de justesse et en nombre très réduit.
Il est avéré que le genre Rupicapra (littéralement chèvre de montagne) a fini de coloniser l’Europe aux alentours de 300 000 ans. Son air de répartition a évolué au grès des différentes glaciations : on trouve des traces de sa présence dans tous les massifs, même ceux de basses altitudes, partout en France et dans beaucoup d’endroits en Europe. Plus tard on distinguera les deux espèces actuelles qui vivent en France : Rupicapra pyrenea, l’isard, dans les Pyrénées, les Apennins ; et Rupicapra rupicapra, le chamois, pour les autres massifs : Jura, Provence, Alpes, le massif central, Vosges, massif armoricain... Durant l’époque gallo-romaine, il est considéré comme abondant mais aurait disparu ou sur le point de disparaitre des Vosges. A partir de là, son déclin, voire sa disparition est avérée de tous les massifs de moyenne montagne et dans les Alpes, on ne le trouve plus qu’en haute montagne. Dans le Jura, il aurait subsisté une petite population : certaines faunes font état de sa présence au XVII et XVIIIème siècle, une donnée d’un animal tué datant de 1868 pour la Suisse et une autre datant de 1890 pour la France avèrent sa présence à la fin du XIXème siècle. On note ensuite quelques observations entre 1900 et 1930, surtout sur le Mont d’or, aux creux du Van, à la dent de Vaulion… jusqu’à la réintroduction en Suisse de 49 individus en provenance des Alpes.
En 1950, la population jurassienne est estimée à 30 individus, elle serait de 3000 en 1977. Elle est estimée à plus de 2000 individus aujourd’hui.
Il parait difficile de dédouaner les pressions liées aux activités humaines de la responsabilité de son déclin. Même s’il est impossible d’en faire la preuve, il semble que ce phénomène soit corrélé avec l’apparition de l’élevage et plus particulièrement de l’introduction du mouton dans le paysage. Le pastoralisme, l’exploitation forestière et la chasse sont sans aucun doute les principales raisons de son déclin.
Son retour spectaculaire est lui aussi lié aux évolutions des activités humaines et à la prise en compte récentes des espèces sauvages comme disposant d’un certain droit à occuper les espaces « naturels ». Mesure de protection de l’espèce, déprise agricole et exodes rurales, développement du couvert forestier, sans oublier l’éradication de ses prédateurs (jusqu’au retour du lynx dans les années 1970 mais c'est une autre histoire) lui ont profité pleinement.
Observé aujourd’hui cette espèce ne tient pas du miracle, mais il y a largement de quoi s’émouvoir. Contempler un chamois, c’est contempler le retour d’une espèce emblématique de la faune sauvage des massifs, une espèce qui a bien failli disparaitre. C’est la même sensation que de découvrir le chantier d’un castor sur les rives du Doubs, de l’Ognon, de la Savoureuse… C’est la sensation qui découle de cette prise de conscience, nos actes de destruction ne sont pas tous irréversibles. Notre époque n’est pas que destructions aveugles, il n’est pas toujours trop tard…
Robert Hainard : Mammifère sauvage d’Europe, Delachaux et Niestlé 2001
CR Marchand : Le chamois dans le Jura (1977) Bulletin de la fédération des sociétés d’histoire naturelle de Franche-Comté Tome 78 ;
JM. Michelat : A propos du retour du Chamois en Franche-Comté 1996
Eric Weber : Le Chamois et l’Isard ; Les sentiers du naturaliste, Delachaux et Niestlé 2001
Corti R., Pascal M. & Vigne J.-D., 2003. Le Chamois : Rupicapra rupicapra. Pages 304-308, in : Évolution holocène de la faune de Vertébrés de France : invasions et disparitions
Laurent TARNAUD : Le Chamois (Rupicapra rupicapra) et l’Isard (Rupicapra pyrenaica) en France
http://www.oncfs.gouv.fr/Connaitre-les-especes-ru73/Le-Chamois-et-lIsard-ar643#sommaire
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