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Grenouille rousse
Juillet 2019, Rouge Feigne
A.Passager

Le cri qui tue

La saison est au renouvellement des générations. Partout on s’affaire à remplir des petits estomacs. Les promeneurs qui s’engagent à pas feutrés sur le sentier sont ravis de trouver la fraicheur sous le couvert des frondaisons. C’est la fin du mois de mai et déjà il fait chaud. Ces deux-là profitent de ce bel après-midi pour aller explorer un coteau ombragé. Eux aussi travaillent au renouvellement. Un petit bout d’homme gigote dans le porte-bébé. Ses yeux perçoivent encore mal les formes et les couleurs, mais son ouïe est parfaitement apte à capter les centaines de sons qui forment son environnement sonore. Celui-ci trahi la présence de quelques espèces animales, des oiseaux surtout. Il est vrai qu’à cette heure déjà avancée du jour, ils ont d’autres choses à faire que de chanter. On entend tout de même quelques notes. La ritournelle saccadée et tonique d’un troglodyte mignon, l’alerte d’un rougegorge à un voisin qui vient de rentrer sur sa propriété, une fauvette à tête noire qui communique avec sa moitié par quelques claquements ronds, un pic épeiche faisant de même avec des petits cris de grosses souris… Si tous ces oiseaux nous renseignent sur leur présence et leurs activités, il y en est un que l’on n’a pas entendu, c’est le Geai des Chênes (Garrulus glandarius). Lui d’habitude si pugnace lorsqu’il s’agit d’avertir tous les habitants des bois qu’un promeneur curieux s’avance à pas de loup, si prompt à émettre son cri caractéristique et dysharmonique, son cri qui tue : ce Kréeehhh ! grinçant, râpeux, implacable, inimitable dans toute sa dissonance. Pourtant aujourd’hui, rien de tout ça. Pas d’appel. Aurait-il autre chose à faire ?

Effectivement, en fouillant un peu l’entrelacs des branches avec nos yeux indiscrets, nous finissons par le trouver. Celui-ci est un jeune. Il se tient dans la lumière sur une branche. C’est évident qu’il attend. Là ! L’adulte vient…. Scène d’hystérie. Comme le bébé qui aperçoit le biberon devient fou. L’oisillon qui est déjà aussi gros que ses parents se rue. Il rentrerait sa tête dans le gosier de ses géniteurs s’il le pouvait, mais c’est bien le parent qui régurgite et lui passe la béquée. Aussitôt dit, aussitôt fait. L’adulte reprend son envol. En fait, il va faire une pause un peu loin, à l’abri des assauts du morfale. Scène de la vie d’un oiseau. Scène de la vie des parents et des enfants. L’abnégation parentale est largement partagée dans le règne animal. Banale il est vrai, mais scène de vie quand même et c’est le climax pour l’observateur : l’animal entrain de produire une action précise, au-delà du simple déplacement entre deux actions qui forment la majorité des observations.


Le Geai des chênes est un oiseau commun des forêts jurassiennes. C’est très souvent une espèce identifiée (visuellement ou auditivement) lors d’une sortie en forêt. Et c’est une espèce qui nous est d’autant plus familière tant les caractéristiques morphologiques et comportementales sont nombreuses.

C’est d’abord son plumage qui le rend unique. Parmi les corvidés de la région, c’est le plus coloré. Au repos, on le reconnait à sa livrée brun rose claire, aux plumes bleues et noir du poignet, à son dos noir et au miroir blanc sur ses ailes, sans oublier sa grosse tête et ses moustaches noire.

En vol, difficile encore de confondre le geai. Sa tache blanche au croupion ne passe pas facilement inaperçu (on l’appelle affectueusement « cul-blanc »). Et puis son allure nonchalante, il donne l’impression que ces ailes n’ont pas été correctement montées sur l’animal. Pourtant difficile d’établir un diagnostic. Ont-elles été montées trop près de la tête ou trop près de la queue ? En vol battu, on dirait à chaque seconde qu’il va tomber sur le sol, mais à la fréquence aléatoire de ses battements d’ailes, le revoila qui reprend un peu d’altitude, avant d’en reperdre, de remettre un coup d’aile… Jusqu’au prochaine arbre dans lequel il plonge littéralement, à la manière du faucon pèlerin, en prenant de la vitesse. Cet arbre justement. Le geai l’explore en passant de branche en branche avec l’aisance remarquable d’un acrobate. Avec un peu d’imagination, nous voilà plongés au milieu du jurassique, sur les traces des premiers oiseaux…

Autre caractéristique du Geai des chênes, son gout prononcé par les glands qui ont sa préférence et forment la majeure partie de son alimentation. Il les cueille sur l’arbre ou les ramasse au sol et, le plus souvent, en avale quelques-uns qu’il ira décortiquer puis manger dans un endroit tranquille et cache le surplus sous des feuilles, dans un trou, une fente dans un arbre… Cela ne doit rien au hasard et c’est bien en prévision d’un futur moins opulent qu’il entreprend ce travail. (1). Mais n’a pas la mémoire d’un cassenoix qui veut (cf blog de Tyto alba « l’oiseau dans la brume »), et des nombreux fruits qui seront oubliés, quelques-uns donneront des arbres. L’importance des geais dans la dissémination des arbres dont il se nourrit des fruits est primordiale (chêne donc mais aussi noisetier, hêtre, châtaigner…).


Malgré cela, le geai des chênes reste sur la liste des espèces nuisibles (ou selon l’expression nouvellement consacré « susceptible d’occasionner des dégâts »). Pour encore trois ans il pourra, sur autorisation préfectorale, « être détruit » (2).

Triste considération pour un oiseau aussi généreux. Car détruire le geai c’est autant de plaisir pour le promeneur que la petite plume turquoise barrée de fines rayures noires qui finira dans une boite à trésors, le jeune chêne qui pousse là où l’on avait coupé la forêt, le cri d’une buse sans qu’aucun rapace ne fréquente les parages, le miaulement d’un matou, le bruit des volets qui grincent en plein milieu de la forêt et tout simplement la vue d’un oiseau superbe et facétieux qui passe d’arbre en arbre là, juste sous nos fenêtres…


Sources :

Paul Géroudet, 2010. – Les passereaux d’Europe. Delachaux et Niestlé.

Killian Mularney, Lars Svensson, Dan Zetterström, Peter J.Grant, 2008. – Le guide ornitho. Delachaux et Niestlé.

Lucy G. Cheke et Nicola S. Clayton (2011). Eurasian jays (Garrulus glandarius) overcome their current desires to anticipate two distinct future needs and plan for them appropriately. Biology Letters.

Morell V. Nicola Clayton profile : Nicky and the jays. Science 2007, 315:1074-5.


Inspirations pour les aquarelles

Karl Martens Jay, 2016.


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